L'ombre première


-Dans l'ombre des plagiaires-

Ma pauvre main malade, ma pauvre main vidée
Mes doigts courbes cassés dans l'hiver qui se dresse
Et devant moi ne reste qu'une terre profanée
Ô, mes doigts, ma main, tordus, volés
Ton corps fier au buste droit me souffle jusqu'au creux
Le vide de ta paume qui vient sucer la mienne
Je n'écrase que mes os déjà pompés, si creux
Sens le râle de ma gorge à tes lèvres d'argent-bleu

Je sens monter les cris de mon ombre première
Si vaste, large et lourde, trop pleine et trop noire
Mon ombre partie, volée, qui ne talonne mes pieds
Mon ombre avide de voile à l'horizon désertée
Ma prétention, ma bassesse, mon écrin au soleil étiré
Mon ombre dans la mer mouchetée d'écailles de lumière
Et comment se tenir là, sous les néons plastiques?
Je me couche dans les caveaux de pierre où reposent mes pères
Plaquant mon dos sur la roche dont la chaire est froide et lisse
A regarder cette terre qui me recouvre la face
Qui emplie ma bouche, mon nez et me crève les yeux
Cette terre qui me mange, qui m'occupe, qui m'habille
J'en suis sorti mais mon ombre est restée allongée sur l'asphalte
Morte enfin recouverte par les mains des plagiaires

Je suis parti dans ces temps de deuil, le corps souillé par tes mots
Prenant le vent dans les os, serrant mes poings et mes dents
La pluie rouge et noire venait remuer les voyages cassés par les traîtres
Ô, combien de musiques ma bouche entonne qui ne sont plus les miennes
De forts arbres pleurent, des arbres plantés, égaux, sur la route
Sur leur tronc l'écorce est douce, faiblement coulée par leurs plaintes
Ah! Poser la joue sur leur torses pour entremêler mes gouttes
Combien de musiques filtrent mon âme, combien je mens à les cacher
Nous nous reverrons peut-être, la langue cousue jusqu'à la bouche
Ô! Oui! Je te hais!... Je crois... dans l'odeur de tes pages
Je te hais souvent... parfois... combien de musiques tu partages?

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Avec mon frère, j'ai sondé l'eau, debout au bord de la barque
Et d'un long bâton tâté entre les touffes de vase verte
Avancer sur l'étang de brouillard avec mes mains tendue vers toi
Avec tes mains dressées à moi, ô, mon frère, mon oeil ouvert, mon coeur de nuit
Nous étions là, posés sur l'herbe avec nos bateaux de brume grise
Et chantions des paroles nouvelles où ma bouche mesurait l'inconnu
Mon frère, mon frère, tu es parti avec mes lèvres d'algues vertes
Et sur les tours d'argile blanc, je recherche souvent ton âme en vain
Mes pieds empruntent encore ta voix mais glissent sur les tiens
Mon frère, mon frère, reviens à moi ou laisse moi partir enfin

_______________________

On me parle d'une voix grave, sur un plateau de mes défaites
La fumée monte et s'allonge, mes mains s'y plantent loin des yeux
Mes mains malades qui s'allongent, se dispersent jusqu'aux nuages
Ô, entends ce bruit sur le gravier, ton regard qui fuit la buée sur la vitre
Éloignes-toi de ces murs lézardés, au loin la montagne est si belle
Entends ce bruit de gravier, ces bottes de granit, le foin séché
L'immobile, la buée sur la vitre, la rumeur qui monte pareille
Et tes jambes qui s'acharnent , mes jambes? L'une trop courte et tu tournes
Sans jamais vraiment t'éloigner, simplement plaquée sur mes pas
Ah! Quand je tenais tes doigts, ils paraissaient si fin, et te mots
Si loin, arpentant les allés que tu t'étais tracée
Aujourd'hui tes jambes s'acharnent, l'une trop courte et tu tournes
Et tu tournes, et tu tournes... combien de musiques tu partages?

A la nuit, au détour des façades, la lune éclaire mes pauvres trottoirs
Je franchis des routes familières, renouvelées d'étoiles au bitume
A la main, une règle m'impose la mesure des lisières
Ou savoir ce qu'on gagne, balancer ce qu'on perd
La mesure, la mesure, ou compter les morts après la guerre
La mesure ou m'asseoir sur l'ombre que tu as envolée
Je ne veux plus la sentir cette robe dentelant le passé
Mes poumons que je serre de rancune et de lâcheté
Ô, oui! Laisser la règle sur la route pour m'engluer dans la nuit
Cracher au yeux de la mesure pour irriguer les chemins de traverse
Car je vais gravir cette colline et y poser ma bouche en brume
Et mes yeux scruter la lune jusqu'au matin rosé par l'herbe
Mes doigts se planteront loin dans cette terre gorgée de pluie
Je m'endormirai lourd et plein, le coeur chargé enfin vide

La lune était froide, baignant pleine en nappe fumée
Je me vide sous sa coupe, je me fragmente, de mon corps poussent des arbres
Et pourquoi me détourner de ceux qui en mangent les fruits?
Je crois parfois mourir mais mes plaintes sont celles de l'enfant nouveau
Tout est neuf. Tout à moi renaît. Les routes m'offrent des courbes inconnues
A ma porte la pluie ne fait que laver la jaune anarchie
Je me sens fort par mes yeux et mon regard ce pose faible sur les vagues passées
Ô, cet hier je m'en moque, mes pieds grandissent sur les souvenirs
Mes mains s'allongent à l'ouate pour cueillir la brume opaque
Je ne sais si mes jambes sont sûres mais ainsi guidé j'avance serein
Mes oreilles s'ouvrent aux murmures d'enfant de la nuit étrangère
Et je n'erre plus, je te souris, sur les chemins de pierre teintés de reflets verts

La pluie fine lave le bois mais les gravures restent intactes
Et j'ai toujours cette pièce où s'entreposent les sensations par grappes
Mes chemins, mes refuges, mes bureaux, gardent mes traces en leur sein
Le vent qui frappe la vitre se tient loin de mes doigts
Et si mes yeux s'y posent, c'est pour mieux oublier les larmes qui s'y forgent
Alors je te souris, je me souris et les musiques deviennent plurielles
Mes pages se réinventeront demain quand tes musiques resteront miennes.

-Par la naissance entière-

Onze oiseaux blancs ont volé sur ma tête
Et flottant sous le pont, leurs plumes tombées dans mes bras
De leur corps mourant, légèrement, j'ai gravi le ciel
Pour incérer ma gorge à la proue de leur bal
Flottant, mourant, volant, je me meus dans la nuit
A t'offrir jusqu'à mon corps quand l'aube rouge s'invente
Les danses naviguent en courbe d'où bombé je t'emmène
Avec au bout des doigts tes yeux et ma naissance aux lèvres
C'était onze oiseau blanc comme tombés dans mes bras
Et je t'emmène, je t'emmène sans que tu bouges à peine
Les rayons nouveaux plongent dans le fleuve et mes yeux les cueillent
Enfin mes mains se fichent aux vitres pour m'en aller goûter l'eau neuve

Cette terre est vierge, fraîche, des germes la poussent en tiges fines
Et sur ce sol, je peux choisir les images qui se dressent, je m'invente
Je vous invente, vous habille, vous crée, vous renomme comme il me plait
Des champs en fleur, des champs en friche, vos feuilles tombent puis repoussent
Les vieux peintres sèchent leurs toiles à la chaleur de mes mains
Un homme saute dans les dunes mais se suspend à ma bouche
En l'air fouetté par le sable qui l'aspire, l'élève, l'encercle
Épouvantail prisonnier en spirales minuscules, il attend, attend ma plume
Qui le laisse enfin retomber misérable souche sur la plage
Monter. Chuter. Dans le soleil les éclairs fusent
La mer recouvre tout, se retire, laissant intacte ma tour d'argile
L'aube est si fragile, j'aimerai la suspendre tel un homme sur les dunes
Et la tenir entière dans mon poing dans ces ruelles absurdes

La petite lumière rouge clignote au bord de la falaise
Les marins saouls s'interrogent à l'ellipse flamboyante
Accroché, pendu, à ce mât d'infortune, je me balance dans la mer
L'écume me monte au cou et mes bras flottent au sel
La lumière s'éclipse flamboyante en faisceaux d'agonie
Les cris des marins se fondent dans la cassure des vagues
Et je me relève, debout sur le mât, les voiles se gonflent
La mer se gonfle, la brise emplie mes rêves, tendus au ciel
Naviguent les chimères, coulent les marins, résonne la lumière
Et je fille vers elle, belle, entends là qui m'appelle, qui m'appelle

J'entends ces bottes de cuir brillant balancer leurs peines dans mon dos
Je sens cette odeur de peau morte, cette chaire brûlée qui me nomme doucement
Ces personnes qui m'offrent les fils de leur coeur, je les entends
Encore, toujours, elles chuchotent derrière, s'éloignent un peu et puis reviennent
J'entends ces bottes qui tapent le bitume, qui tapent pour moi au sein d'une foule
J'avance, j'avance dans la brume des lacs, dans les spirales du vent
Résonnent ces bottent, se tournent mes yeux, et puis frappent mes mains, déchire mon âme
J'émiette le cuir, lacère les bottes, enfonce mes doigts dans les yeux des morts
Je cours encore, tapant du pied dans les paroles des égarés
Je suis le flot du fleuve, me mêle à son cours, me laisse porter
Ma tête se noie dans les eaux, remplie de vase, plonge un plus loin dans les vagues
Et puis ressort, lavée dans la mer, le soleil sèche mon corps, je suis sauvé

« J'étais fort mauvais poète
Je ne savais pas aller jusqu'au bout » Cendrars

Ils sont venus comme des chats qui s'imposent à la nuit
Évidents, révélés à la solitude, ils ont pris ma place
J'ai senti leur souffle sur mon cou, toujours plus froid
Toujours plus chaud, les mots, les mots, les mots!
Et toi? Te ressemblent-elles mes folies en ligne?
Ah! Quand l'azur se fait noir, quand des montagnes l'eau tombe en prisme
Je suis là! Avec mon masque d'encre qui embrasse
J'étais fort mauvais poète, mais les mots sont restés là
Et je m'oublie dans l'azur noir, j'irai jusqu'au bout

Le soleil tombe en clochette sur les graviers
L'homme sourd met ses oreilles à ma portée
Et les dalles s'ouvrent sur les places, les fontaines se tarissent
Les barques à roues emportent les derniers hommes vers les berges
La nuit lave les rues, les trottoirs font glisser les morts vers la rive
Plus personne ne sent les nuages descendre aux façades
Et il est interdit de défendre son âme dans cette brume
Écrasé sous le porche , mon corps se cloue aux cendriers
Ma bouche se noue, sèche, se coud puis disparaît
Puis mes doigts, mes mains, mes bras et mes orteils
Mes pieds, enfin mes jambes pour qu'il ne reste que le tronc
Et mon oeil ouvert aux nuages qui se déplace lentement
Il ne reste rien, que la nuit et mon oeil enfermés jusqu'à demain

Et tandis que les dents serrent les gencives, le carillon des astres vient chanter
Dans l'obscurité épaisse, je m'abandonne, laisse mes doigts perdus créer
Un jour, tout renaîtra quand de ce chant mon âme sera remplie
Porté, chanté, le ciel tombé qui se glisse dans mon ventre
Et la mer, et la terre, mes yeux fermés les ont mangés
Je ne suis qu'une boulle, que le monde, qu'un point, et les étoiles!
Et la marée, la plage dans le sable, je suis mes yeux fermés, l'obscurité
Un point, une boulle, et puis tout, rien... Regardes! Regardes! Le soleil s'est levé...



© Sellatvn

 

 

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